Tic tac, tic tac, tic tac. Plus l’heure avançait et plus je me demandais si l’enfant sauvage allait arriver en retard. Quoi qu’il arrive je n’allais pas lui faire de remarques à ce sujet, encore moins perdre mon temps à lui hurler dessus. Ce n’était pas mon genre. J’étais bien trop calme, trop je m’en-foutiste…Et ça avait le don de tous les rendre fou.

Les mains occupées à ranger les billets dans les divers compartiments de la caisse, je ne réagissais pas lorsque le son de la clochette parvenait à mes oreilles, trop concentré sur l’argent que je serrais brusquement au contact de sa main sur moi. J’avais horreur des gens tactiles, encore plus lorsqu’il s’agissait d’un homme…Mais je ne réagissais pas. J’avais appris avec les années et l’expérience que l’ignorance était la pire des punitions à infliger. Une fois encore, je ne me forçais pas à rester silencieux et à continuer mon travail sans lui accorder la moindre attention. Toutefois, je finissais par fermer la caisse et m’exprimer. Il fallait bien de temps en temps que je lui adresse la parole, sinon il ne s’arrêterait jamais de parler.

« Descends de là et vas te changer, je ne le répéterais pas » Autoritaire, je ne laissais pas prendre ses aises. Même si j’acceptais beaucoup de choses, je ne lui permettais pas de mettre en péril l’image de mon commerce. Sans attendre qu’il me réponde, je me tournais pour attraper l’uniforme de travail que j’appuyais contre son torse en attendant qu’il s’en saisisse. « Dépêche toi, tu dois encore aller ranger la marchandise qui traine dans l’arrière boutique » Je ne répondais pas à ses questions, comme d’habitude.

Je n’étais pas marrant, c’était le cas de le dire. Pourtant, il m’arrivait fréquemment de me faire aborder, autant par les hommes que par les femmes. A croire que mon attitude attirait ou que ma nonchalance excessive ne les dérangeait pas. Difficile à dire. Cela faisait plusieurs semaines maintenant que le plus jeune travaillait sous mes ordres à la supérette et malgré ses nombreuses tentatives d’approche, je n’avais jamais cédé une seule fois à la tentation. Si j’en avais envie ? Il m’arrivait de devoir me contrôler, de serrer les dents pour ne pas me saisir de sa gorge pour le plaquer contre la caisse. J’étais un homme comme un autre, avec des désirs plus ou moins assumés et ses petites manies, bien qu’énervantes, parvenaient parfois à éveiller mon appétit.

« Alors reste à la caisse princesse, je vais aller fumer » Jamais je ne lui adressais un sourire, encore moins une remarque sympathique. Ce n’était pas par méchanceté, oh non. Disons plutôt que je préférais éviter toute forme de rapprochement avec lui, comme avec la plupart des humains que je fréquentais. Solitaire ? Trop.

Déjà bien ennuyé par ce début de soirée qui s’annonçait longue, je passais derrière lui pour attraper un paquet de cigarettes que je glissais dans la poche arrière de mon uniforme avant de lui faire signe de se pousser. « Tu vas me poser des questions toute la soirée ou je peux aller m’en griller une ? »

Malgré mon air maussade et cette apparente froideur, je ne détestais pas Sun Hee, bien au contraire. En réalité, je ne détestais personne en dehors de ces animaux qui partageaient notre vie…Ou plutôt s’imposaient à nous. Qu’un humain leur soit totalement soumis m’exaspérait et c’était son cas. Pourquoi vivait-il parmi ces bêtes sauvages dénuées d’humanité ? Pourquoi s’entêtait-il à les servir ? Ces questions tournaient en boucle dans ma tête sans que je ne sois en mesure de les lui poser. C’était sa vie, ça ne me regardait pas.

La main posée sur mon paquet, j’attendais sagement qu’il daigne se décaler, arquant l’un de mes sourcils lorsqu’il essayait de me faire chanter. Il savait que ça ne marchait pas, alors à quoi bon se frotter à moi ? Toujours aussi calme, je l’observais en silence jusqu’à ce qu’il cède à ma requête et esquissais un sourire à l’instant où je me trouvais dos à lui, pour qu’il ne puisse pas apercevoir cette expression. Il m’amusait parfois, à croire que j’étais insensible, à me traiter de « gros dur ». En réalité je n’étais pas si froid, pas tout le temps. Désintéressé et calme, voilà comment je me décrivais. Trop calme pour certains, visiblement. Bref, là n’était pas la question. Tout en me dirigeant vers l’extérieur, je retirais ma casquette et me tournais pour lui faire signe de me rejoindre. Pour une fois j’allais faire un effort. Un seul.

« Viens fumer pendant qu’il n’y a personne » Il n’allait pas en croire ses oreilles et c’était bien ça qui m’amusait. Sans l’attendre, je sortais pour aller m’asseoir sur les marches qui se trouvaient devant la porte et m’allumais une cigarette bien méritée tout en observant les quelques personnes qui déambulaient dans la rue. L’air était agréable, la nuit plutôt douce en cette saison.

Je ne le détestais pas. Ou plutôt, je ne détestais personne, en règle général. Malgré ce qu’il devait s’imaginer, je ne le regardais pas de haut et ne le considérais pas non plus comme un être insignifiant, bien au contraire. En lui proposant de fumer cette cigarette avec moi, je lui offrais enfin l’occasion de me connaître sous un nouveau jour. Ou plutôt, de l’embrouiller un peu plus. Qu’il soit curieux à propos de ma vie, de ma personnalité était amusant à mes yeux. J’aimais l’idée qu’il puisse s’imaginer tout un tas de scénarios, cela me divertissait.

« Pourquoi tu crois que je suis si méchant ? » Une autre question, encore. Je n’aimais pas répondre, donner des indices sur la personne que j’étais. S’il voulait le découvrir, il devrait être patient, enquêter dans mon dos. Peut-être qu’il finirait par se faire une idée de moi et qu’il s’en lasserait. Ou peut-être pas. Sans broncher, je le regardais s’appuyer contre moi comme si de rien n’était et laissais le bâton de nicotine que j’avais glissé entre mes lèvres se consumer au fil des minutes. J’avais envie de m’amuser un peu ce soir, de changer mes habitudes et je n’allais pas me gêner pour le faire miroiter. L’expression toujours aussi neutre, je tournais alors la tête pour l’observer et me rapprochais de son oreille. « Tu en meurs d’envie, que je te baise, pas vrai ? » murmurais-je à son encontre en prenant un malin plaisir à jouer avec mon souffle sur sa peau. Puis je reculais pour reprendre ma place initiale et continuais de fumer tranquillement, comme si de rien n’était.

Clairement, je me moquais de lui, jouais avec ses hormones de jeune garçon en manque d’attention et tout ça pour quoi…Pour me divertir sans doute et peut-être aussi pour en découvrir un peu plus sur sa personne. Je ne connaissais de lui que ses origines et son homosexualité assumée, autrement dit pas grand chose et malgré ce que je pouvais dire, cela m’intéressait beaucoup.

En l’invitant à me rejoindre devant la boutique, je venais de faire un premier pas vers lui et prenais un certain intérêt à l’écouter me faire des reproches. Il pensait que je ne laissais pas de place aux autres et il n’avait pas tord…Il m’arrivait de m’ouvrir, de me comporter comme un être humain normal lorsque j’en ressentais l’envie, mais cela n’arrivait pas fréquemment. Pas avec n’importe qui, en tout cas. Silencieux, je réfléchissais à cette soirée sans rajouter de commentaires inutiles avant de lui glisser une remarque tout à fait déplacée sur un coup de tête. J’étais parfois impulsif et le résultat que j’avais imaginé ne correspondait pas à mes attentes. Au lieu de réagir positivement à cette question, le voilà qui se redressait pour quitter les marches sur lesquelles nous étions assis depuis quelques minutes en m’expliquant qu’il ne couchait pas avec les hommes qui n’assumaient pas leurs attirances. Pourquoi pensait-il que je ne les assumais pas ? Curieux, je ne bougeais pas en le voyant rentrer dans la boutique et profitais de la solitude pour refaire le point sur la situation. Je l’avais vexé sans le vouloir et ne comprenais pas très bien sa réaction mais le mal était fait. Si j’allais m’en excuser ? Non.

Quelques secondes plus tard, je décidais enfin de me redresser pour le rejoindre à l’intérieur et le contourner une fois près de la caisse. Tranquillement, je reprenais place derrière la machine sur laquelle je posais mes doigts par habitude. « Pourquoi tu dis que je n’assume pas ? » La curiosité était trop forte…Je devais savoir, peu importe comment. Toujours aussi calme, j’attendais une réponse tout en le fixant avec une certaine intensité dans le regard. « Je ne te pensais pas si susceptible »

En une remarque, j’avais réussi à le vexer. Décidément, ce petit me surprenait de plus en plus chaque jour et je ne surprenais à y trouver un certain intérêt. Lui qui s’était montré si sûr de lui ces dernières semaines et n’avait pas hésité à me faire du rentre dedans se la jouait à présent prude…Quelque chose ne collait pas. Avait-il mal pris ce changement de situation ?

Les mains posées sur la caisse, je l’écoutais m’expliquer ce qu’il croyait être la réalité, ne pouvant pas m’empêcher de sourire intérieurement. Malgré tout, mon visage n’exprimait aucun sentiment et je me contentais d’hocher la tête à plusieurs reprises pour lui faire croire que je lui portais de l’attention. Il n’avait pas tord en disant que je ne supportais pas qu’il me touche…Toutefois, il se trompait lourdement en s’imaginant que je n’étais pas capable de le sauter. Il n’était pas le premier homme à se glisser dans mon lit, encore moins le premier à assumer son homosexualité. Je jouais bien mon jeu…Voilà tout.

« Tu crois que je ne suis pas attentif…Vraiment ? » Il était surtout très mauvais pour analyser mes réactions. Au contraire, je l’observais beaucoup, faisais attention aux détails. Amusé de constater qu’il m’avait très mal cerné, je continuais à l’écouter me dire que je ne connaissais rien de lui avant d’esquisser un premier sourire. Puis, sans en dire plus, je me dirigeais vers les frigos pour attraper une bouteille de soju que je venais déposer sur le comptoir. « On va fermer plus tôt ce soir, j’ai pas envie de travailler » C’était mon commerce, je faisais ce qui me plaisait. Sans hésitation, j’allais alors fermer la porte de la supérette et éteignais les lumières du magasin avant de revenir m’asseoir derrière la caisse pour nous servir deux verres d’alcool.

« Hm Sun Hee…Comment dire ça…Tu es très mauvais pour analyser les gens » Je portais le verre à ma bouche et tirais une légère grimace. Ce truc était ignoble. « Je te laisse une seconde chance, parce que je suis de bonne humeur »

Il n’avait pas tord en disant que je ne me dévoilais jamais. Etait-ce une raison pour s’imaginer que j’étais un coincé qui n’assumait pas ses attirances ? Non. J’étais discret, sans doute trop mais cela ne signifiait pas que j’étais un sombre connard. Quoi que…Peut-être un peu ? Cela dépendait des points de vue.

Après avoir prit le temps de fermer boutique et d’éteindre les lumières du magasin, non pas pour rendre l’ambiance plus tamisée mais pour indiquer aux clients que nous étions fermés, je retournais auprès de mon employé pour nous servir un verre. Il était rare que je décide de changer les horaires mais pour une fois, j’avais envie de jouer un peu, de le faire tourner en bourrique.

« Pourquoi tu as besoin de m’analyser ? Je ne suis que ton patron » rétorquais-je aussitôt sur un ton légèrement autoritaire. Pourquoi les gens voulaient toujours apprendre à me connaître ? Etait-ce vraiment nécessaire ? Je n’aimais pas parler de moi, encore moins dévoiler mes pensées à n’importe qui…Mais la société était faite ainsi. Il fallait que je parle, que je m’ouvre aux autres, voilà ce qu’on attendait de moi.

« Cela dit, je ne serais jamais contre un strip-tease »

Légèrement amusé, je laissais apparaître un petit sourire au coin de mes lèvres alors que mes yeux se baladaient sur les doigts qui venaient de se poser sur son verre. Il croyait réellement que j’avais besoin de le faire boire pour profiter de lui ? Son estime de moi était bien plus basse que je ne le croyais et je n’appréciais pas vraiment cette idée. « Hm, ne bois pas dans ce cas, mon égo a du mal à supporter d’être oublié » Tant qu’à faire, je préférais qu’il soit consentant et pleinement conscient de ses faits et gestes. Il fallait être prudent…non ? Prêt à commencer mon petit jeu, je tendais la main innocemment pour replacer une de ses mèches derrière son oreille, caressant sa joue du bout des doigts par la même occasion. Je n’étais pas gêné, pas le moins du monde.

« Tu crois toujours que je n’assume pas ? »