J’avais cette fâcheuse tendance à m’approcher du territoire des meutes peuplant cette partie de la région. Je savais que ce n’était pas la meilleure des idées, et pourtant, je ne pouvais me retenir d’en faire autrement. Les bois qu’offraient cette zone me rappelait certaines de mes balades sauvages dont j’avais l’habitude alors que je vivais encore sur l’île où j’avais naquit. Ainsi, il m’était impossible de ne pas m’y aventurer, quitte à croiser un ou deux loups en chasse. En règle générale, les rencontres ne finissaient pas en bain de sang… en règle générale.

Le soir tombé, aujourd’hui encore j’avais entrepris de fouler le sol légèrement humide de la douce forêt. Aujourd’hui encore je sentais cette présence humaine non loin de moi sans y prêter une trop grande attention. Je me contentais de laisser le crépuscule m’envelopper doucement, sans laisser paraitre le moins du monde mon envie de courir après le gibier qui parfois passait par là.
Finalement, j’en vins à faire une halte. D’un geste délicat je passais ma main dans mes longs cheveux, soupirant d’aise. Je sentis des pas venir vers moi, mais ne bougeai pas d’un centimètre. Je savais qui était le petit courageux qui venait à ma rencontre. Du moins, je connaissais son odeur. Son cœur battant dans sa poitrine me fit esquisser un sourire en coin. Immobile, j’attendis qu’il s’arrête à quelques pas de moi pour lui faire face avec un regard doux. « Salut… Je, en fait, je te regarde depuis un moment et… J’te trouve super cool. Enchanté ! » Un rire gentiment moqueur s’échappa de mes lèvres en un souffle, et je m’avançai vers lui pour raccourcir grandement cette distance nous séparant.

« Et bien, et bien… En voilà un joli compliment ! »

Je souris, d’un air que je ne voulais trop carnassier ; le but n’était pas de lui faire peur. Il ne semblait pas méritant d’une bonne frayeur. Je croisais son regard, et pris rapidement confiance. Les humains étaient généralement bien faciles à lire. Je savais que je ne risquais pas grand-chose avec celui-ci.

« Le petit homme en aura mis du temps à amasser son courage pour venir me parler. »

Nouveau sourire, auquel j’ajoutais un petit clin d’œil malicieux. Je me demandais bien ce que je pouvais dégager de si intéressant pour tourmenter son esprit de la sorte. Toutefois, ne pas avoir de réponse à ce sujet était loin de me déranger ; être flattée était toujours fort appréciable.

« Ha Neul. Enchantée. Comment te nommes-tu ? »

Petit homme lui seyait à ravir, mais, il n’était pas certain que cela lui plaise. Bien qu’au final, si cela l’embêtait un peu ce ne serait pas pour me déplaire ! Je lui tendis ma main, tout en me présentant chaleureusement. Il mettait du baume à mon humeur ce charmant inconnu.

J’observais le jeune homme avec attention, lui qui était à peine plus grand que moi ; sa chevelure claire, son regard téméraire malgré ses paroles un peu hésitantes. Il semblait jeune. J’en vins à me demander l’âge qu’il pouvait bien avoir, non pas que cela pourrait changer quoi que ce fut dans notre conversation ni dans ma façon de l’aborder d’ailleurs. Sa question rhétorique provoqua le dessin d’un sourire légèrement moqueur sur mon visage.

« Bien sûr. Et je suis ravie de voir que tu as fait le premier pas ! »

Nouveau sourire, plus tendre cette fois-ci. Je n’avais strictement aucune idée de si j’en serais venue à venir lui parler à force de le sentir dans mon dos lors de mes venues dans les parages. Selon mon humeur du moment, j’aurais très bien pu m’amuser à lui faire une belle frayeur. Je me doutais que s’il était ici, c’était qu’il n’était pas n’importe quel humain ; et il était préférable de ne pas trop toucher un humain appartenant à une meute, quel qu’elle fût. Mais, là n’était pas la question. Il n’avait pas à savoir le fond complexe de mes pensées, il devait se contenter de prendre le charmant compliment que je venais lui lancer. Je ne savais s’il était vraiment naïf, mais j’étais persuadée qu’il saurait l’accepter.
Yoon Linn, se nommait-il. Charmant. Les présentations faites, ma poignée de main poliment retourné, le petit homme ajouta un détail auquel je ne puis répondre que par un rire. Je croisais son regard à nouveau, mimant une moue faussement triste.

« Me voilà bien malchanceuse de croiser un homme si charmant qui n’aime pas les dames ! »

Délicatement, je vins poser une main sur son épaule. Je glissais doucement celle-ci le long de son bras, avant de saisir sa main comme si nous nous connaissions depuis toujours. Alors, j’entrepris de faire quelques pas et de l’emmener avec moi.

« Marchons un peu, veux-tu ? »

Non pas qu’il ait réellement eu son mot à dire dans la question. J’étais venue ici pour me dépenser. Je m’étais réveillée il y avait peu de temps, et je ressentais le besoin de bouger un peu. Et puis, c’était toujours plus plaisant de parler en marchant. C’était tout du moins mon avis.

« J’en déduis que tu vis chez les Yazurs pour poser cette question. Puisque tu demandes, je n’ai ni meute, ni chef. Je suis libre comme l’air ! »

J’ajoutais à ma phrase un geste de mon bras libre. Être solitaire avait bien des avantages, mais, c’était également bien plus dangereux. Une meute se protégeait, défendait les siens jusqu’au sang. J’étais seule à combattre un monde et une société de fou. Je tenais bon, sans doute à cause de mon entêtement ridicule.

Il semblait bien que ma soirée allait être toute occupée. J’étais entièrement distraite par la présence du petit homme, et cela me convenait parfaitement. Il dégageait quelque chose de terriblement craquant auquel il était bien difficile de résister, et la spontanéité de ses mots ne faisait qu’accentuer cette distraction dont il me faisait offrande sans même s’en rendre compte. Je le flattais, afin d’en ajouter d’avantage à mon jeu solitaire et sa réaction surprise ne fit qu’accentuer le sourire déjà présent sur mon visage. Ses réactions étaient simples à déchiffrer, c’était un véritable plaisir. Il m’arrivait, bien malheureusement, que la compagnie des humains soient terriblement mornes mais je devais bien admettre que la compagnie de Linn me faisait glisser sur un terrain tout autre.

« Bien sûr ! Je suis certaine de ne pas être la première à t’en faire part. »

Nouveau clin d’œil. Jeune humain dans une meute de loups, je doutais qu’il fut un jour passé inaperçu. Les loups avaient parfois une tendance un peu trop bestiale et violente pour exprimer leur ressentit, mais je restais persuadée que par un coup ou un baiser, il devait faire tourner la tête de plus d’un avec un minois pareil.
Sa main dans la mienne, je profitais de ce geste tout à fait calculé répondant au frisson qui parcourait son échine par un sourire malicieux mal dissimulé. Une marche tranquille commença alors. Je faisais attention au chemin que nous allions prendre, commençant doucement à connaître les orées des territoires de chaque meute à force de venir dans les parages. Je ne voulais pas que notre douce promenade nocturne ne soit gâchée par un loup, de quelle meute qu’il puisse être.

« Je vis seule, en effet. Il m’arrive d’en croiser certains, mais je préfère vagabonder çà et là. »

Même au sein de la capitale j’avais cette tendance à changer de toit régulièrement. Je ne savais vraiment pourquoi. Il m’était impossible de me poser plusieurs semaines durant. Pourtant, je savais que j’étais là à ma destination finale, mais je ne pouvais me résoudre à m’installer. « T’as toujours été solitaire ? Ou c’est un choix ? » La question crispa ma main contre la sienne, et je profitais du passage d’un daim au loin pour suspendre notre marche, dissimulant ainsi avec un brio la légère douleur que la question imposait à mon cœur.

« C’est un choix. J’ai un but, vois-tu, qui m’impose d’être mobile. Quant à ce qu’est ce but, je te le dirais peut-être plus tard… »

Je croisais son regard, en un sourire, avant de reprendre notre promenade comme si nous ne nous étions jamais arrêtés maintenant que l’animal était passé. Alors ainsi, il avait vingt ans. Une vie bien différente de la mienne. A vingt ans je me battais simplement contre l’idée de quitter le nid, sans pour autant trouver la réelle force de le faire.

« Vingt-six ans. Mais dis-moi, qu’est-ce qui ne t’a pas laissé le choix ? »

J’arquais un sourcil à ma question. C’était à mon tour de jouer les curieuses. Je savais bien qu’entrer dans une meute pour un humain était souvent une question de survie plus qu’autre chose. Toutefois, j’étais intriguée par son histoire, ne sachant pour autant si j’en viendrais à décrire plus en détails la mienne.

Qu’il était touchant, le petit homme. Certains loups avaient un comportement plus que trivial, ainsi j’étais étonnée sans vraiment l’être de sa réponse à ma remarque. Moi-même il m’arrivait de passer bien au-delà des préliminaires courtois et romantiques. Toutefois, avec Linn c’était différent. Avec Linn j’avais envie de me distraire. J’avais envie de prendre mon temps. J’avais envie de m’amuser tout en douceur. Je ne pouvais vraiment m’avouer le fait qu’il faisait très certainement ressortir mon côté protecteur, presque maternel, mais agir si doucereusement à son égard était relativement apaisant.

« Je ne doute pas que sous peu je trouverais d’autres flatteries à lancer à ton égard. »

C’était très certainement vrai. J’étais plutôt douée en compliment. C’était ainsi que je maniais ma survie dans ce pauvre monde. J’aimais lancer de belles paroles, certaines plus vraies que d’autres afin de continuer mon chemin sans trop d’encombre. Je doutais que je puisse mentir à un visage si poupon que celui du jeune humain, mais, je ne voulais non plus mentir sur mon caractère naturel. Je savais être vile, c’était là la triste vérité.
Je fus ravie de voir qu’il n’en demandait pas plus sur mon passé. Bien peu de personnes connaissaient les dessous entiers de mon existence. Bien souvent je me contentais d’en décrire les grandes lignes, de donner des détails évasifs ; le strict nécessaire en somme pour avoir la réponse attendue. Je ne pouvais parler de ma crainte des Hommes à n’importe qui, et surtout le pourquoi de cette mésaventure passée qui avait de moi la personne que j’étais aujourd’hui.

« Merci, je suis ravie de te l’entendre dire ! »

En soi, je ne m’étais jamais posée la question de l’âge. Je vieillissais, comme tout le monde, et je finirais sans doute ridée et grise si je n’en venais pas à me faire tuer avant. Toutefois, j’accueillais le compliment à bras ouverts. J’écoutais avec attention son histoire. Ainsi il était né d’une union mixte. J’imaginais parfaitement la difficulté de la situation. C’était dans ces moments-là où je me sentais ravie d’avoir grandi loin d’une meute, bien qu’au final la société humaine aurait très certainement désapprouvé l’union de toute façon. Il avait eu une vie bien délicate, et le voir si défaitiste sur son existence était dérangeant.

« Sois fier de qui tu es. Humain ou loup, nous avons tous des défauts ; cela ne t’empêche en rien d’être un être à part entière. »

J’aurais bien aimé croiser ces individus qui le malmenaient. Peut-être même en connaissais-je certains sans le savoir. Toujours était-il que je prenais soudainement l’envie d’aller les rencontrer pour leur donner une leçon. Être jugé ou traité d’une certaine manière parce que nous étions unique, et parfois un peu différent, me rendait malade. Un sentiment viscéral dont j’avais bien du mal à me détacher.

« Je côtoie loups et humains, plus de loups que d’humains évidemment mais… les deux savent être appréciables autant que détestables. »

Disais-je presque pour moi-même. Les loups étaient plus facilement approchables, mais leur bestialité était parfois épuisante. Quant aux humains, leur naïveté m’était fort utile mais, parfois tout aussi désespérante. Chaque rencontre avait son utilité au final, et j’aimais jongler avec chacune d’entre elles selon mon humeur.

« Je travaille, dans un lieu où tu n’iras jamais, ce qui me permet de trouver un toit et le confort minimum. Viens, allons par-là. »

Alors je déviais notre route, répondant à ses questions avec un naturel qui m’étonnait presque.