L'oméga poussa la porte de la chambre où j'allais vivre aujourd'hui, et en voyant le désordre ambiant, je me sentis mal. Ce n'était pas chez moi. Je m'introduisais dans la vie de quelqu'un dans ce camp. Enfin, plutôt, je faisais irruption dans la vie de tous ces iriels après avoir accepté la proposition de Vyk. Ce même Vyk pour lequel j'étais très vite tombée amoureuse. Notre relation se passait très bien, et ce depuis la ville. Sauf qu'en apprenant que j'avais un frère chez les yazurs, Vyk préféra me ramener dans la meute. Il en valait de ma sécurité, apparemment. Je n'avais pas très bien compris le discours de mon partenaire. Il paraissait qu'étant la demi-soeur de Russell, les yazurs avaient le droit de me réclamer dans leur meute. Les liens du sang hein... Je n'avais pourtant aucun gène lycan en moi. J'étais une humaine pure souche. Avec Russell, on partageait la même mère, mais pas le même père. Mais j'avais accepté la proposition de Vyk, et ce n'était pas une décision prise à la légère. J'y avais réfléchi consciemment, pendant un long moment. Beaucoup de choses penchaient en la faveur de mon intégration forcée chez les iriels. Voilà pourquoi je me trouvais ici, devant cette chambre en désordre. Une chambre que j'étais forcée d'habiter aujourd'hui même.

J'entrai avec mes valises, les joues rouges. L'oméga m'expliqua la suite des choses: je prenais mon temps pour m'installer, et il repasserait me chercher plus tard pour me ramener auprès de Vyk. Une fois seule, je posai mon sac à main au pied de la mezzanine. Et bien, il y avait du travail. J'ouvris ma première valise, puis l'armoire qui était pleine à craquer. Aish... Mon colocataire ne se doutait pas que j'allais vivre avec lui maintenant. En parlant de lui, je le vis passer le pas de la porte et cela m'arracha un petit sursaut de peur. Je plaquai ma main sur ma poitrine, comme si je tenais mon coeur secoué, et je m'inclinai timidement pour le saluer, comme le voulait la tradition coréenne. Il avait l'air fatigué. Ses chaussures étaient boueuses et il était tout décoiffé. Et wow, tous ces tatouages... Je l'observais, trop intimidée par sa présence. Mais il semblait lui aussi timide. Il se présenta. Alors il était soigneur chez les iriels ? Une occupation très noble je trouvais. J'admirais toujours le corps médical. Ye Jun faisait un travail pour lequel j'avais beaucoup de respect et de gratitude. « Enchantée ! Je m'appelle Eun Ji, je viens de la ville. » Autant le préciser. Je ne venais d'aucune meute, il fallait que je m'habitue à cette nouvelle vie. Je levai la tête sur le lit du haut qu'il me demandait gentiment d'occuper. Il avait peur de tomber. C'était adorable. J'étouffais un tout petit rire, je ne voulais pas me moquer de lui, loin de moi cette idée ! Je hochai la tête pour accéder à sa demande, et je pris mon sac à main pour le poser sur le lit du haut. Ye Jun en profita pour faire un peu d'ordre dans cette chambre de "mec". Je le regardais sagement, clignant des yeux à son passage. Je n'osais pas trop faire des vagues. « Oh euh... C'est un loup qui m'a invitée à m'installer dans la meute ! Je me suis dit que c'est le meilleur moyen de commencer une vie indépendante, loin de mes parents. » Ça, c'était ce que je m'évertuais à dire au premier venu. Je dissimulais la véritable raison, et aussi l'identité de Vyk. Ye Jun semblait inoffensif, bien sûr, et bienveillant. Mais tant que je ne le connaissais pas un minimum et que je ne lui faisais pas confiance, je n'étais pas encore prête à mettre mon coeur à nu.

C'était quoi ces remontrances ? Il n'y avait pas d'indépendance dans la meute ? C'était étonnant venant d'un natif des iriels. J'avais toujours cru les iriels très laxistes concernant les humains. La preuve, Vyk ne m'aurait pas invitée au camp. La condition des humains était nettement meilleure que chez les yazurs. Mais ça, Ye Jun devait sûrement le savoir. Cependant, porter un tel jugement, ou plutôt constat, sur sa propre meute, j'avais du mal à comprendre. Il semblait débrouillard, bien intégré, et il ne manquait de rien ici, non ? Il sortait où il voulait, dans la mesure du possible évidemment. Il faisait du tir à l'arc, et il soignait les gens ici. C'était bien comme occupation. Lui, il servait à quelque chose. Moi, dans le camp, je n'allais servir à rien. J'étais "la petite-amie de Vyk", point barre. J'étais affectée nulle part et je doutais qu'un jour je le veuille. Pour moi, c'était comme manquer de respect à cette meute qui m'accueillait sous son aile. Si je brisais les traditions d'occuper un poste normalement destiné aux natifs du camp, je me sentirais mal. Alors oui, autant ne servir à rien.

Ye Jun s'activait pas mal. Il était très stressé, je le sentais. Il ne réfléchissait pas à ce qu'il disait. Il parlait sans prendre conscience de ce qu'il pouvait débiter. Et ses réflexions sur ma "fausse raison" de ma présence ici, je devais les encaisser comme des reproches. Je baissai ma tête, ramenant mes mains devant moi. Je voulais m'excuser d'idéaliser une meute que je ne connaissais que d'après des "on dit". J'étais une rêveuse dans l'âme. Une idéaliste. J'avais tendance à voir les choses en grand, et revenir les pieds sur terre était une bien triste réalité. Je venais d'arriver ici, je devais prendre exemple sur Ye Jun et prendre en considération ses remarques. Si ici je comptais faire preuve d'indépendance, alors je me trompais. Je hochai la tête à ses dires peut-être infondés. Moi seule me ferais mon propre constat. Il s'excusait aussi. Et je comprenais pourquoi il s'était autant offusqué qu'une fille de la ville comme moi venait dans la meute. Lui rêvait du contraire: une vie dans le centre, mêlé autant aux humains qu'aux lycans. Loin des contraintes de sa famille et de son affiliation. Je comprenais Ye Jun. Et j'avais mis le feu aux poudres.

Je me saisis doucement de la magnifique fleur qu'il avait sorti de son sac. En tant qu'ancienne fleuriste, je trouvais le geste très attentionné de sa part. Il ne savait pas que je connaissais les fleurs sur le bout des doigts. Je rougis, flattée, glisser les pétales sous mon nez pour humer son délicieux parfum. Vyk m'avait aussi offert un bouquet de fleurs lors de notre première soirée. Un geste qui m'était resté en mémoire. Ye Jun était gentil. « Merci beaucoup... Si tu veux, on partage l'infusion ? » Je ris à nouveau. Un rire plus timide, qui sortait à peine de mes lippes. Partager une infusion, pourquoi pas. Ca ferait un bon départ entre nous. Nous étions condamnés à vivre ensemble désormais. Je le voyais faire des efforts pour garder la chambre en ordre. Mais il fallait aussi que nous nous entendions sur nos caractères. « Je travaillais dans une boutique de fleurs avant de venir ici. J'adore les fleurs. » Je lui offris un sourire, contente de partager avec lui cette petite passion anodine d'humaine. Mais peut-être que c'étaient ces petites choses là qui me rendaient vivante, au fond.

La situation était étrange entre Ye Jun et moi. En quelques minutes, c'était comme si nous étions déjà passés par tous les aléas de la vie quotidienne. Je ne comprenais pas encore la psychologie de Ye Jun, tout comme il devait encore mon considérer comme une étrangère. Cependant, tous les deux, on faisait des efforts pour se rapprocher, puisque nous étions amenés à partager cette chambre ensemble. J'allais devoir probablement l'aider à faire de l'ordre ici d'ailleurs, car j'allais très prochainement m'étaler de mon côté et je n'étais pas venue les mains vides. Etait-ce une bonne idée de m'installer avec un garçon ? Même si Ye Jun était très gentil au fond, il restait un homme et notre intimité respective était mise en jeu. Je ne savais pas trop si le jeu en valait la chandelle, en fait. Mais d'un autre côté, je me disais que toutes les autres choses devaient être occupées. Ici, je m'étais retrouvée avec un jeune homme agréable qui voulait en apprendre plus sur moi et mes motivations à me retrouver chez les iriels. Après tout, j'avais plaqué mon ancienne vie d'humaine de la ville pour avoir l'espoir qu'un jour, Vyk tombe amoureux de moi.

Je jouais doucement avec les pétales de la jolie fleur que Ye Jun m'avait donné. Je ne les froissais pas, je les tordais pas. Les fleurs étaient si fragiles, si délicates, si odorantes, un peu... comme moi ? Je devais avouer que je me comparais beaucoup à ces petites merveilles de la nature, mais je n'étais en aucun cas imbue de moi-même, c'était même le contraire: trop humble, j'avais tendance à me ratatiner pour mettre l'autre sur un piédestal. Les autres primaient toujours sur moi, j'étais plus faible qu'en apparence. Même avec Vyk, il avait beau me donner beaucoup d'affection et d'attention, je préférais le savoir en lumière plutôt que dans l'ombre. Le bonheur des autres faisait mon propre bonheur. Ye Jun le comprendrait-il un jour ? Il ne devait pas avoir l'habitude de côtoyer des personnes aussi faibles que moi. Ici, chacun se battait pour préserver sa place dans la meute. Les humains, eux, faisaient les têtes dures à côté des lycans qui profitaient de leurs propres atouts. Moi, je n'avais pas grandi dans cette perspective de vie, j'étais beaucoup trop humaine pour les autres. Et si cela se trouvait, je finirais par contaminer Ye Jun. Ce même Ye Jun qui était si curieux de l'extérieur. Je ne savais pas si c'était une bonne chose pour le rustique qu'il était, avec son arc et ses pièges. Il était fait pour la meute, pas pour la ville.

« Oh non ! C'était juste une petite boutique avec des fleurs, tu sais comme dans les mariages ou les événements spéciaux. » lui répondis-je dans un sourire timide, posant la fleur sur le côté pour ne pas l'abîmer. Je ramenai mes mains devant moi, les liant du bout des doigts, rentrant un peu ma tête entre mes épaules. Ye Jun avait pleins d'idées pour essayer de m'intégrer. Hélas, je n'y connaissais pas grand chose en botanique, surtout en ce qui concernait la médecine. Je lui souris à nouveau, confuse comme l'idiote que j'étais, et je finis par m'asseoir sur le bord de son lit, calme. « Je ne connais rien de tout ça, mais je compte sur toi pour m'initier, d'accord ? » Nouveau sourire. J'étais persuadée qu'en empruntant cette voie-là, on réussirait à se comprendre davantage. Il allait m'apprendre des choses, s'il le voulait, et j'allais me sentir utile pour les iriels. N'était-ce pas ce que je voulais depuis le début ? Me sentir utile ici ?